Dans l'étable il est né après de longs efforts
De sa mère laitière qu'il connaîtra si peu
Quelques instants plus tard il en est séparé
Il sera allaité avec du lait en poudre et puis de la farine
Puis bien trop vite sevré c'est plus économique
On dose ses repas, on contrôle sa croissance
Il atteindra bientôt ses cent trente kilos
Et sonnera pour lui l'heure de l'ultime voyage
On le sort de l'étable il a peine à marcher
Il n'est pas habitué, hésitant il a peur
Mais pour l'homme sans nom ce n'est plus une bête
Seulement un paquet qu'il se doit de livrer
S'il refuse de monter et se met à hurler
On saura le contraindre par la force brutale
Car l'homme est le plus fort, il ne peut résister
Le voilà enfermé dans le camion terreur
Tout se met à vibrer, à bouger, à secouer
Et il ne comprend pas, aimerait que ça cesse
Mais il ne peut rien faire, se cogne à la paroi
Et puis ce bruit d'enfer qui ne finit jamais
Cela cesse tout à coup, il aimerait s'échapper
Un gouffre de lumière le happe sans pitié
On le force à nouveau à marcher sur une pente
Il glisse brusquement, se fait mal à une patte
Qui se soucie de ça , il doit juste avancer
Il entre comme ses frères dans le couloir trop froid
Des meuglements au loin, il avance sans comprendre
Peut-être va-t-il trouver un grand pré de verdure
Celui que jamais il n'a vu, il s'ébattrait alors
Se mettrait à bondir lançant haut ses sabots
Mais non, le couloir se resserre, il ne peut plus bouger
Un homme devant lui tient dans ses mains la mort
Assommé, égorgé, sa courte vie s'en va
Puis il sera bientôt dépecé, lacéré, simple carcasse de viande
On le transportera alors une dernière fois
Vers une boucherie sans âme où on continuera à sacrifier son être
En découpant son corps en tout petit morceaux
Seule sa tête restera exposée comme trophée
Dans la vitrine si rouge tout cela sans remords
Et les clients pourront en toute bonne conscience
Acheter un morceau de son corps pour cuisiner dimanche
Le bon rôti de veau, mais sans penser à mal
Ils ont leurs habitudes, qu'importe l'animal
Les hommes pour apaiser leur faim
N'ont pas assez des fruits que Dieu met sous leur main.
Par un crime envers Dieu dont frémit la nature,
Ils demandent au sang une autre nourriture.
Dans leur cité fangeuse, il coule par ruisseaux,
Les cadavres y sont étalés en monceaux.
Ils trainent par les pieds, des fleurs de la prairie,
L'innoncente brebis que leur main a nourrie.
Et sous l'oeil de l'agneau, l'égorgeant sans remords,
Ils savourent ses chairs et vivent de sa mort.
De cruels aliments incessament repus
Toute pitié s'efface en leurs coeurs corrompus.
Et leur oeil qu'au forfait le forfait habitue
Aime le sang qui coule et l'innocent qu'on tue.
Ils aiguisent le fer en flèches, en poignards.
Du métier de tuer, ils ont fait un grand art.
Le meurtre par milliers s'appelle une victoire,
C'est en lettres de sang que l'on écrit la gloire.
NEW YORK
Officine et dénonciation
Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l'aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
Le sang qui porte les machines aux cataractes
et l'esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d'agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens
dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l'Hudson s'enivre d'huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l'autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu'on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L'autre moitié m'écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s'oxydent
les antennes des insectes.
Cc n'est pas l'enfer, c'est la rue.
Cc n'est pas la mort, c'est la boutique de fruits.
il y a un monde de fleuves brisés et dé distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l'automobile,
et j'entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l'officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n'annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m'offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l'Hudson s'enivre d'huile.